« Passer du Moyen Âge de la démocratie à la Renaissance citoyenne »

Entretien avec Armel Le Coz

Par Vincent Tardieu / Colibris – 13 mars 2017

Armel Le Coz développe avec l’association Démocratie Ouverte le projet  « Territoires Hautement Citoyens » auprès des collectivités locales. L’objectif ? Initier la transition démocratique et innover dans les formes de gouvernance. Et ce designer industriel de formation, qui s’est réorienté sur les architectures politiques de l’avenir, ne se contente pas de produire des concepts. Ce trentenaire passe à l’acte et va sur le terrain : en 2014, il est parti six mois en auto-stop faire le tour d’une centaine de communes ayant mis en œuvre des expériences de démocratie remarquables, pour connaître l’état d’esprit des citoyens, et en se faisant héberger par les élus afin de comprendre leurs approches. Un entretien hautement inspirant !

– Démocratie collaborative, ouverte, contributive, participative, délibérative, CivicTech… Ces différents termes, apparus ces dernières années, recouvrent-ils les mêmes aspirations ?

Disons d’abord que tous ces termes sont révélateurs d’une même situation : celle d’une crise politique profonde et de notre mode d’organisation. N’oublions pas que le terme de démocratie, demos kratos en grec signifiant le pouvoir au peuple, est riche d’une formidable promesse, celle d’un égal accès des citoyens à la prise de décision et à l’action publique. Or, cet idéal démocratique est aujourd’hui loin d’être atteint. Pour s’en rapprocher, il faut que les citoyens soient davantage associés aux décisions politiques. Cela étant posé, le fait d’utiliser des termes différents n’est pas anodin, il renvoie à des cultures différentes et à la manière dont on imagine que la démocratie devrait évoluer et s’exercer.

Dans notre collectif nous parlons de « démocratie ouverte », en nous référant au terme anglais d’open government (la gouvernance ouverte). Cela inclut trois valeurs cardinales : aller vers plus de transparence, ce qui intègre l’accès aux données, les licences libres et toute la dimension pédagogique à mettre en œuvre avec les élus et les citoyens ; assurer la collaboration citoyenne aux prises de décision, ce qui revient à substituer une logique de partenariat et de réseaux aux modes d’organisation pyramidaux ; et enfin promouvoir une participation effective des citoyens et garantir leur pouvoir d’action à travers les processus de consultation, de co-construction des politiques publiques au niveau des phases d’élaboration et de décision.

DANS LA FAMILLE DÉMOCRATIE, JE DEMANDE…

– Vous avez décrit la typographie de cette diversité d’initiatives en les regroupant en 7 familles : quelles sont-elles ?

Précisons d’emblée qu’aucun mouvement ni initiative ne peut être réduit à une case. Et ces regroupements sont discutables et en perpétuelle évolution. Néanmoins, je distingue une première famille, que j’appelle « les citoyens autonomes », dont Colibris fait partie à mon avis, de même que Les zèbres d’Alexandre Jardin, Alternatiba ou plusieurs associations de l’économie sociale et solidaire. Ces courants prônent une forme d’auto-organisation en estimant ne pas avoir besoin des institutions pour trouver des solutions, pouvoir agir par eux-mêmes localement tout en pensant globalement.

La deuxième catégorie serait constituée par « les révolutionnaires », ceux qui réfutent le fonctionnement du système politique actuel et cherchent soit à le déstabiliser soit à le hacker. Et cela en pouvant utiliser parfois les outils institutionnels comme les élections ou en agissant de l’extérieur pour faire pression sur lui. C’est un courant qui travaille notamment sur les aspects de la constitution. On y trouve le mouvement Nuit debout, Les primaires citoyennes, Les citoyens constituants et des gens proches d’Étienne Chouard, ou encore #MaVoix qui promeut le tirage au sort de candidats pour les législatives.

Troisième famille, « les formateurs ». Souvent issus du milieu de l’éducation populaire, du théâtre ou de la pédagogie alternative, ils visent à diffuser une culture de citoyenneté active. C’est l’Université du Nous, qui expérimente de nouvelles gouvernances à travers la sociocratie*, afin de former des citoyens autonomes et responsables, mais aussi Jean Massier et les youtubeurs d’Accropolis qui décryptent les coulisses des institutions, ou encore la Scop Le Pavé avec ses conférences gesticulées pour informer et former des citoyens critiques et pousser à leur engagement.

Viennent ensuite « les transformateurs », ceux qui vont changer le système de l’intérieur et travaillent auprès des décideurs, dans les cabinets ministériels, les entreprises ou les institutions, mais aussi des élus comme à Saillans (Drôme), à Trémargat (Côte d’Armor) ou à Kingersheim (Haut-Rhin). Ils œuvrent pour changer la gouvernance et les méthodes de travail ou d’organisation, accompagner ces changements par une co-construction des politiques publiques.

Puis je distingue la famille de « la démocratie participative », à l’initiative souvent de l’institution et d’élus, plutôt descendante (top down), ce qui n’empêche pas l’innovation politique. C’est aussi bien la Commission du débat public au niveau national que les conseils de quartier, de jeunes ou de citoyens au niveau local, qui sont parfois très efficaces pour aiguiller ou aiguillonner les politiques publiques. On retrouve encore, ici, l’initiative législative du sénateur Joël Labbé sur les pesticides [voir la vidéo] et celle de la Secrétaire d’État Axelle Lemaire sur le numérique, lesquelles s’intègrent également à la CivicTech dans la mesure où elles s’appuient sur des plateformes numériques.

Précisément viennent ensuite la famille des « geeks de la CivicTech » qui construisent divers outils Internet (plateformes, sites, MOOCs, applications pour téléphone mobile et tablette, réseaux sociaux…) pour outiller les démarches de toutes les autres familles. Très nombreux, on peut citer en plus des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter ou Youtube : Parlement & Citoyens, Laprimaire.org, We sign it, Change, Avaaz, Voxe.org, La Fabrique de la loi, TellMyCity, Data.gouv.fr, Fullmobs, etc. Soulignons que chez ces geeks il n’y a pas que l’offre de technologies pour améliorer la démocratie et l’engagement civique : ils développent aussi une vision sociale forte, qui s’appuie sur la culture des biens communs et de l’intelligence collective, avec les logiques de pair à pair (peer to peer).

Ma dernière famille est celle des « fédérateurs », qui cherchent à relier et à créer des synergies entre toutes les autres, à travailler en réseaux. On retrouve à mon avis notre association Démocratie ouverte, mais aussi l’Institut de la concertation, le GNIAC, Pouvoir citoyen en marche, Décider ensemble, l’UNADEL

– Plusieurs politiques et candidats à la présidentielle, mais aussi des médias et des entreprises, mettent depuis des mois la démocratie participative à toutes les sauces… Comment préserver les exigences initiales des mouvements citoyens et de la CivicTech pour revivifier l’exercice démocratique et éviter de réduire celle-ci à un vulgaire slogan marketing ?

Ces récupérations sont évidentes : de même qu’il y a du green washing on assiste à du citizen washing. Paradoxalement, c’est plutôt un bon signe ! Car c’est en quelque sorte la rançon du succès de ce mouvement de fond, qui manifeste une prise de conscience des dysfonctionnements par de nombreux décideurs et finalement la progression de ces idées. Dans l’entreprise, par exemple, le responsable qui va chercher à améliorer la participation des employés ou la transparence dans le fonctionnement, s’il reprend les codes de cette démocratie participative sans nécessairement en assumer toute la gouvernance, va finalement se mettre en mouvement dans la bonne voie.

Dans un autre domaine, j’observe les mêmes limites au niveau des politiques : regardez ce processus de budget participatif à Paris. Il ne porte que sur 5 % du budget d’investissement de la ville. Donc il n’a pas le pouvoir de bouleverser l’ensemble de la politique de l’institution. Pour autant, ce processus transforme certaines prises de décision, l’approche des élus et implique davantage les habitants.

Certains considèreront ces avancées comme nulles et non avenues. Pour moi, cette récupération ou avancée partielle participe d’un processus plutôt vertueux. À nous tous de le rendre mature ! Tous les collectifs doivent être à cette fin vigilants et exigeants. Cela peut passer par la mise en œuvre de certains garde-fous, de grilles de validation voire de labels sur diverses initiatives prises par les décideurs par exemple, afin d’éviter une instrumentalisation qui bloque finalement l’avènement d’une réelle démocratie ouverte. Mais je suis sûr que plus les citoyens seront formés sur cette ambition démocratique, moins ils seront dupes, et plus ils seront partout exigeants dans sa mise en œuvre, au sein de l’entreprise comme dans le reste de la vie publique.

« Les récupérations ou les avancées partielles de la démocratie participative participent d’un processus plutôt vertueux. À nous tous de le rendre mature ! »

– À l’étranger, si vous ne deviez retenir qu’une seule initiative de démocratie ouverte, laquelle serait-elle ?

Sans doute la réécriture de la constitution islandaise. Ce processus, exemplaire, fait suite à l’électrochoc de la crise financière et politique violente qu’a vécu la population (d’environ 330 000 personnes) en 2008. Il a été marqué par des formations d’éducation civique, le déploiement d’outils numériques permettant la contribution du plus grand nombre, et un tirage au sort de citoyens pour aller au-delà… Le premier pas, méconnu, a eu lieu dans les écoles, où les élèves ont été invités à écrire leur constitution idéale. Ainsi, près de la moitié de la jeunesse islandaise s’est impliquée dans l’exercice, en y associant souvent les parents le soir à la maison !

 

CHANGER LA POSTURE DES ÉLUS…MAIS AUSSI DES CITOYENS !

– Vous insistez sur le fait que ce mouvement de démocratie contributive ne s’oppose pas à la démocratie élective. Toutefois, on constate que les élus s’inscrivant dans cette voie sont encore peu nombreux ou qu’ils limitent la portée de ce processus participatif. Mais aussi que les mouvements de la CivicTech ont parfois du mal à accepter les compromis et le fait que des élus vont s’emparer de leurs propositions et n’en retenir que certains aspects, comme en témoigne le sénateur Joël Labbé dans cette vidéo

Dans le tour de France que j’ai effectué en 2014, j’ai été séduit par la façon dont plusieurs communes sont parvenues à modifier les rôles des élus, des employés municipaux et des citoyens. Je me suis aperçu que ce trio réussissait à bien fonctionner chaque fois que l’élu se mettait dans une posture d’animateur et de facilitateur du dialogue et du processus démocratique, et non lorsqu’il cherchait à le régenter. Il offre dès lors un espace d’engagement effectif aux citoyens dans les différents aspects de la vie et de la gestion communale. Si je prends l’exemple de Trémargat (300 habitants) dans les Côtes-d’Armor, ce village n’a absolument pas les moyens de prendre à sa charge un grand nombre de services. Elle peut, en revanche, dynamiser et faciliter les prises d’initiatives par les habitants eux-mêmes : ainsi, on trouve à Trémargat une épicerie qui vend les produits des agriculteurs du coin, souvent en bio, un café associatif avec une offre culturelle et d’animation incroyable (concerts, bibliothèque, soirées jeu, débats…), et un fonctionnement politique innovant avec non-cumul des mandats dans le temps, implication large par projets, association et formation de citoyens à la gestion. L’élu n’est plus ce visionnaire qui fait à la place des gens, mais bien un animateur et un médiateur qui permet aux gens de se prendre en mains, qui les guide dans cette voie pour satisfaire les biens collectifs plutôt que les intérêts de chacun. Cette double posture active et responsable, de la part des élus comme des citoyens, où les premiers ne sont pas dans un rôle de gouverneur et les seconds de simples consommateurs de services, change toute la vie de la cité !

« Chaque fois que l’élu se met dans une posture d’animateur, il offre un espace d’engagement effectif aux citoyens »

– De nombreux citoyens ont le sentiment que les élections ne constituent plus une forme de démocratie effective : faut-il encore aller voter et pourquoi ?

Moi, j’ai tendance à prendre tous les outils à notre disposition, même imparfaits, pour faire progresser la réflexion et l’expression démocratique. Les élections en sont un parmi d’autres, en aucun cas une finalité ou l’alpha et l’omega de la citoyenneté. C’est un outil à faire évoluer d’ailleurs [voir la vidéo de Cyril Lage].

UN MINI BUS POUR DES EXPÉRIMENTATIONS CITOYENNES AU QUOTIDIEN

– En France, j’ai l’impression que ces initiatives ne touchent pas les citoyens des quartiers populaires, qui ne votent plus ou peu. Pas davantage les milieux agricoles isolés, sans usage d’Internet pour un tiers d’entre eux. Comment s’adresser à ces populations exclues plus que d’autres du champ démocratique, mais aussi en grande difficulté socio-économique ?

Je partage votre constat : ces expérimentations concernent avant tout les populations urbaines et connectées. Et je pense que l’un des leviers pour diffuser cette culture démocratique partout sur le territoire et auprès de toutes les catégories sociales, c’est l’école. Et cela en allant au-delà de l’éducation civique (et morale, actuellement), pour créer un véritable parcours de la citoyenneté tout au long de sa scolarité et de sa vie, avec de véritables espaces et projets d’expérimentation.

Ensuite, il existe dans des territoires relativement isolés, en zones rurales notamment, des expérimentations démocratiques innovantes, au niveau des formes et des itinéraires de productions agricoles, mais aussi de vie quotidienne, souvent à l’initiative de néoruraux. Cela rejoint les « oasis » soutenues par le mouvement Colibris, qui ne sont toutefois pas toujours en lien avec le reste de la population locale**.

Ce que l’on est en train de faire, en tant que Démocratie Ouverte, dans la région Centre Val de Loire, avec le programme Territoire Hautement Citoyens, est précisément de mettre en œuvre des outils et des modes de fonctionnement qui permettent de toucher des publics divers. Nous allons là où vivent et travaillent les gens avec un mini bus de la Démocratie, et proposons des actions modestes (et ludiques !) de réflexion et d’expérimentation citoyennes, qui sont filmées et mises en commun par Internet. Nous pouvons alors nous appuyer sur des actions existant dans des entreprises, des supermarchés, des écoles ou des services publics, mais aussi au sein d’éco-lieux, afin de les faire connaître et prospérer.

Le bus de la tournée citoyenne

Alors, oui, on ne parvient pas encore à toucher tout le monde, et toutes ces initiatives de renouveau démocratique mises bout à bout ne font pas encore système, en proposant un modèle de société irrésistible et cohérent. D’où cette idée d’un parcours de citoyenneté à l’école. Mais aussi de pouvoir choisir l’âge de notre majorité, entre 15 et 25 ans par exemple, en ayant préparé pour l’accompagner un contrat de citoyenneté personnalisé. Celui-ci expliquerait d’une part ce que l’on souhaite faire pour la société, mais aussi ce que celle-ci fera pour nous. Et l’on peut imaginer une cérémonie de signature de ce contrat, en mairie ou ailleurs, constituant un rite de passage vers la citoyenneté, au cours duquel on nous remettrait une carte de citoyen et non plus seulement une carte d’électeur.

Cette carte permettrait de cumuler une sorte de monnaie citoyenne, qui valoriserait nos actions diverses en faveur de l’intérêt général. Comptabilisée sur une plateforme, un compte citoyen en ligne, cette monnaie ouvrirait des droits à de la formation, à des pratiques culturelles, aux transports en commun, etc. Elle pourrait aussi ouvrir une nouvelle approche de l’impôt, qui ne serait plus seulement payé en argent mais pourrait l’être aussi en temps – des heures consacrées, par exemple, à des associations et à des actions bénévoles pour la collectivité. Bref ! si j’ai parfois le sentiment que nous sommes au Moyen Âge de la démocratie, je trouve bien des possibles pour aller vers une véritable Renaissance. Et dans ce domaine, les innovations sont sans limite !


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