Communiquer sans violence pour rendre la lutte forte et joyeuse

Propos recueillis par Vincent Tardieu / Colibris

Ancienne coordinatrice de la communication de Colibris, de Greenpeace et de Sos Méditerranée, formée à la Communication NonViolente (CNV), Nathalie Achard a un regard aussi acéré sur les organisations humaines qu’un cœur empli d’humanité. Sans jamais se départir d’un humour salvateur. Ni parfois de saines colères – contre les inégalités, les violences diverses ou les dissonances vécues au sein des organisations au sein desquelles elle a travaillé.

Grâce à ses analyses lucides, des concepts explicités avec clarté, le partage de situations du quotidien et de nombreuses expériences, ainsi que diverses solutions qu’elle propose de tester, Nathalie Achard nous invite à revisiter les racines de notre colère et de nos combats. À opérer certains pas de côté afin de conjuguer mobilisation et résilience. Malgré l’âpreté et l’urgence des crises écologiques et sociales. À nourrir enfin notre engagement avec la bonne intention, la bonne énergie, à la bonne place. Sans jugement ni injonction, sans non plus nier nos peurs, nos moments d’indignation, d’accablement, de culpabilité ou de tristesse. Et avec une conviction profonde distillée au fil des pages : pour se faire entendre sans passer par la violence, mais aussi réussir à entendre l’autre, ce n’est qu’ensemble, en coopérant, que nous pourrons inventer de nouvelles approches. En « entrant en conversation avec l’autre », comme le dit Miki Kashtan, formatrice en CNV. En se reliant à l’humanité de l’autre et à celle qui dort parfois en soi et ne demande qu’à s’épanouir. Voilà un sacré chemin intérieur à expérimenter…

« J’ai voulu écrire ce livre, écrit Nathalie Achard, pour témoigner et inviter tous mes amis si précieux, ces engagés flamboyants, quel que soit le secteur, quelle que soit l’intensité de leur implication, à revisiter leurs élans pour les rendre plus forts, plus joyeux, plus vivants. Et se protéger eux-mêmes. Car le chevalier à terre n’a aucune chance de sauver la veuve et l’orphelin. Et le chevalier en colère finit même par effrayer celles et ceux qu’il veut protéger… »

Pas de doute, ce petit manuel de résistance – contre nos pulsions violentes et les violences de ce monde malade – est précieux par ces temps d’exaspération qui enflent. À mettre entre toutes les mains !

– Face aux violences des pouvoirs institutionnels et financiers, face aux urgences climatiques et à l’effondrement de la biodiversité, cette « désobéissance civile non violente » dont tu te fais l’apôtre, fait-elle vraiment le poids… ? Et quelles batailles a-t-elle d’ailleurs remportées dans l’histoire ?

Cette première question est essentielle. Généralement les événements historiques qui sont évoqués pour parler de l’efficacité de la non violence sont ceux autour des engagements de Henry David Thoreau, Martin Luther King et Gandhi. La chercheuse Erica Chenoweth, dont je parle dans mon ouvrage, a également étudié tous les mouvements non violents qui ont abouti. Sans oublier tout le travail de médiation et de pacification qu’a fait Marshall Rosenberg dans des régions ravagées par la guerre.

Il y a des réussites, des petites et des grandes, et il est important aussi d’apporter de la nuance. Aucune activité humaine n’est magique, celle de la non violence pas davantage que les autres. Et surtout, j’observe qu’elle fait naître beaucoup d’espoir et qu’il est nécessaire de clarifier les endroits où elle apporte une différence  et ceux où elle ne peut pas le faire pour le moment directement.

« Être vecteur de paix et de non violence nécessite de se donner (d’avoir) de la paix et de la non violence pour soi-même… »

Il y a quatre niveaux d’action – je les développerai dans un prochain livre : le niveau personnel, le niveau interpersonnel, le niveau local et le niveau systémique. Au niveau personnel, j’ai tout pouvoir de changer ma posture si cela a du sens pour moi. Rapidement, cette posture non violente, de non violence faite à moi-même, « remporte des batailles », pour reprendre ton expression. Mais n’oublions jamais que je ne peux pas donner ce que je n’ai pas pas. Être vecteur de paix et de non violence nécessite de se donner (d’avoir) de la paix et de la non violence pour soi-même…

Les effets sont immédiats et visibles : respect de mon environnement, augmentation de ma conscience de l’interdépendance, gestion pacifiée des conflits, élan à favoriser la solidarité, l’équivalence, l’écoute, etc.

Cette qualité interpersonnelle va irriguer les décisions et actions prises localement. Quand ces notions (interdépendance, équivalence, solidarité…) sont au cœur des engagements politiques – au sens de la gestion de la cité –, le changement est radical. Toutes les initiatives locales qui s’abreuvent à la source de ces notions sont riches d’enseignements. Avec de grandes difficultés bien entendu, car à cet endroit nous mêlons nos conditionnements et des niveaux de conscience différents. C’est dire que le niveau systémique – agir aux niveaux des institutions, des gouvernements, des corpus de lois, etc., grand créateur des conditionnements collectifs – est encore plus difficile à atteindre en direct et à transformer si je me passe pas par la chaîne personnel / interpersonnel / local.

« Quand ces notions (interdépendance, équivalence, solidarité…) sont au cœur des engagements politiques, le changement est radical. »

La loi Taubira de 2014, avec des mesures de justice restaurative issues de la réflexion non violente, est l’exemple flagrant de cette évolution. Cette justice, qui renoue le dialogue pour transformer, restaurer le lien, renforcer la résilience de la société que la punition toute seule (le système classique violent) ne permet pas, n’était jusque là pas accueillie dans le corpus classique. Ce sont cela aussi les réussites de la non violence.

– Nous serions tout à la fois, par moment, en mode chacal ou girafe, selon la symbolique choisie par Marshall Rosenberg, le père de la communication non-violente : agressif, culpabilisant ou emphatique. Mais à force d’observer sans juger, d’écouter avec bienveillance, d’accueillir tous les sentiments et les besoins du monde, la girafe n’est-elle pas condamnée à l’immobilisme ?

Ah… Cette histoire de girafe qui ne fait rien est vraiment une grande crainte partagée ! D’ailleurs, bien souvent, celles et ceux qui commencent à découvrir la CNV disent « mais en fait il est préférable de ne rien dire tellement notre communication habituelle est piégée ». Moi, je pense tout le contraire ! La girafe parle haut, elle s’exprime avec authenticité, elle partage avec clarté ce qui est important pour elle. Nous pouvons même être une girafe en colère. Et oui ! Car la colère n’est pas équivalente à la violence, contrairement à ce qui est souvent dit. La violence est une façon d’exprimer sa colère. Et lorsque la girafe accueille la colère d’autrui, cela ne signifie pas qu’elle accepte ses raisons ou sa forme.

« La « girafe » parle haut, elle s’exprime avec authenticité, elle partage avec clarté ce qui est important pour elle. Elle peut même se mettre en colère ! Cependant, elle agit aussi. D’un endroit qui ne juge pas, qui ne met pas à l’amende, qui ne cherche pas à punir, à humilier, à diminuer celles et ceux qui choisissent ces stratégies. »

J’ouvre des cercles de parole en prison, dans cette posture essentielle de non jugement et d’accueil inconditionnel, qui permet de renouer le dialogue et de trouver d’autres stratégies que la violence pour nourrir les besoins. Et bien cela ne signifie pas que je suis « d’accord », c’est-à-dire que j’accepte les stratégies qui coûtent (en vie, en traumatismes, etc.) qui ont été choisies à un moment donné.

Une autre clef très importante en CNV est de différencier la « force protectrice » de la « force punitive ». Cette dernière consiste à utiliser la force pour punir, humilier, diminuer l’autre. La première, dans le paradigme girafe, permet d’utiliser une force pour protéger, empêcher, soutenir sans avoir la moindre image d’ennemi en tête et sans punir.

Cet usage différencié de nos forces potentielles est importante et très délicate à jauger. Si je suis face à une situation qui met en péril l’existence de quelqu’un, l’avenir d’un écosystème vital, les droits, la dignité d’un individu, je ne vais pas être seulement dans une posture d’écoute et d’accueil, bien évidemment. Il est nécessaire d’arrêter les actes commis, de sauver les vies, de protéger les individus, les êtres vivants – tout le vivant – de dangers mortels. La girafe agit aussi, donc. Cependant elle le fait d’un endroit qui ne juge pas, qui ne met pas à l’amende, qui ne cherche pas à punir, à humilier, à diminuer celles et ceux qui choisissent ces stratégies coutantes. C’est subtil et cela ouvre un champ d’investigation infini qui nourrit beaucoup, beaucoup de discussions sur les méthodes utilisées par la désobéissance non violente. C’est toujours cette histoire : quelle est mon intention lorsque j’agis ? Est-ce que j’ai une image d’ennemi de l’autre, que je veux donc défaire, détruire, soumettre ?

« La « girafe » n’est pas une super femme ou un super homme, ne jamais l’oublier ! »

– Quelle est ta plus grande difficulté pour agir « avec » plutôt que « contre » ?

Oh, mes plus grandes difficultés, ce sont mes conditionnements, tous les jugements que j’ai intégrés sans m’en rendre réellement compte, mes projections, mes peurs, ma sensibilité intime… C’est-à-dire un sacré bazar !  Plus le sujet est proche de moi, plus il va percuter des visions personnelles ancrées et précieuses, et plus c’est difficile. C’est un positionnement tellement différent de celui de l’opposition, de l’approche « raison/tort », qui est le ciment du « paradigme chacal » de la communication classique. Ce nouveau positionnement sollicite des « muscles » inhabituels, qui préexistent et que nous avons pu sans doute utiliser dans nos très jeunes années, avant l’arrivée des conditionnements de l’opposition. Des muscles qu’il est nécessaire de travailler tous les jours. Et certains même, je pense, seront toujours à peine suffisants dans certaines situations. Il est donc vital d’avoir conscience de ses limites. C’est au cœur de la posture CNV, cette conscience. La girafe n’est pas une super femme ou un super homme, ne jamais l’oublier.

– Marshall Rosenberg, toujours, a une phrase qui revient comme un mantra : « Connect before correct ». Quel sens lui donnes-tu ?

Dans le paradigme classique de la communication, je vais vers l’autre avec une idée en tête : en général lui exprimer ce que je veux, lui montrer que j’ai raison, lui proposer une solution – bien entendu, ma solution. Et nous le faisons toutes et tous, tant et si bien que parfois je visualise la communication classique (chacal, essentiellement) comme un plateau d’auto tamponneuses. Parfois ça fonctionne, on circule dans le même sens et bien souvent, le plus souvent, on se percute et c’est l’auto qui est la plus rapide, qui a le meilleur angle, qui passe au détriment de l’autre !

« Mes plus grandes difficultés sont mes conditionnements, tous les jugements que j’ai intégrés sans m’en rendre réellement compte, mes projections, mes peurs, ma sensibilité intime… C’est-à-dire un sacré bazar ! »

Dans cette proposition de la CNV, je change de point de vue et je commence par entrer en connection avec moi-même (qu’est ce que je ressens ? quelle est mon intention ?) puis avec l’autre. Avant de lui exprimer ce que je veux, ce que je préconise. C’est comme si nous étions sur deux rives, séparés par une rivière. Sur des rives, plus ou moins proches, séparés parfois par nos visions, nos croyances, nos conditionnements, nos jugements, nos projections. Habituellement, je vais tenter de balancer à l’autre, par dessus la rivière, ce que je veux lui dire, comme des paquets qu’il doit attraper, ou pas, ou se les prendre sur les pieds ! Là, avec ce « connect before correct » je vais m’efforcer de construire un pont, avec l’autre, vers l’autre, en prenant en compte sa position sur la rive, la force du vent, les matériaux disponibles… En d’autres termes, je vais privilégier le contact, la découverte de l’autre, l’expression de ce qui est important pour moi, l’accueil de ce qui est important pour l’autre. C’est sur ce pont que nous nous rencontrerons et que nous partagerons nos paquets. Et l’avantage d’un pont – plus j’ai pris du temps à le construire, plus il est solide – c’est que même s’il y a une tempête, même si la rivière est grosse, ce qui est inévitable car les « conflits », les divergences de points de vue sont fréquentes dans les relations humaines, nous pourrons continuer à nous rejoindre. Encore une foi, rien n’est magique ni miraculeux. Et je ne peux pas construire des ponts à tous moments, dans toutes les situations.

« La communication classique me fait penser à un plateau d’auto-tamponneuses. Parfois ça fonctionne, on circule dans le même sens. Mais le plus souvent, on se percute et c’est l’auto qui est la plus rapide qui triomphe  ! »

– Trop souvent, non avons le sentiment de hurler dans le désert, de n’être pas entendu. Comment alors ne pas entrer dans un état de guerre intérieure permanente ? Toi, qu’est-ce qui te sauve de la folie et te permet de croire encore à l’humanité ?

Comme disait Einstein « La folie c’est de refaire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Alors, pour me préserver de la folie j’expérimente, j’apprends, j’agis dans des endroits que je ne connais pas, je rencontre l’autre, là où je n’ai pas l’habitude de le rencontrer… Et je travaille sur la non violence qui est bien une posture différente du paradigme principal.

« Avec la CNV, je vais m’efforcer de construire un pont, avec l’autre, vers l’autre, en prenant en compte sa position sur la rive, la force du vent, les matériaux disponibles… »

En même temps, je ne suis pas contre un petit grain de folie qui permet de lâcher prise, d’oser, d’être en lien avec sa vulnérabilité ! C’est Michel Audiard qui dit « Bienheureux les fêlés parce qu’ils laissent passer la lumière »…

Quant à « croire en l’Humanité », cela me rappelle un échange que j’ai eu un jour avec un surveillant de prison, qui me demandait ce que je pensais de l’Humanité. Je me souviens lui avoir répondu à ce moment-là (j’allais ouvrir un cercle avec des hommes qui avaient été condamnés pour des homicides volontaires) : « J’ai de la tendresse et j’ai de la tristesse pour nos humanités ».

« L’Humanité c’est ce cœur qui bat, qui est capable à la fois de lumière et d’ombre, éternelle équilibriste, fascinée par les sommets et les abysses. »

Je crois que c’est ça qui est au cœur de ce que je ressens et non pas de ce que je pense ou je crois. L’Humanité est une entité qui produit et se nourrit de croyances et de récits. Nous en avons besoin pour agir ensemble, pour construire des structures et des fonctionnements collectifs sur lesquels nous devons être majoritairement d’accord. Tout est récit et croyance. Donc pour moi, l’Humanité n’est ni un sujet de croyance, ni de récit puisque c’est elle qui les crée. L’Humanité c’est ce cœur qui bat, qui est capable à la fois de lumière et d’ombre, éternelle équilibriste, fascinée par les sommets et les abysses. Le surveillant a pris un temps avant de me poser cette autre question « Pourquoi avoir de la tendresse et avoir de la tristesse ? ». En fait, je suis triste de la souffrance que nous sommes capables de nous infliger à nous-même et les uns aux autres. Et je ressens une infinie tendresse pour toute l’énergie que nous sommes capables de déployer pour nous aimer !

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